Sommaire des dossiers "J'ai accompagné mon mari" (maladie d'ALZEIMER)

Denise LALLICH (entretien avec Denis SOLIGNAC ) dans
FRANCE CATHOLIQUE N° 2657 DU 11 SEPTEMBRE 1998


Denise Lallich (sœur de Jean-Marie Domenach) a partagé, quinze années durant, la souffrance de son mari, ex-chirurgien-dentiste, atteint de la maladie d'Alzheimer. Elle témoigne.

De toutes les maladies du vieillissement, elle est souvent regardée comme la plus terrible. Si la maladie d'Alzheimer a son coût humain et social, dont l'impact est croissant sur notre société, elle a vu se développer une solidarité active avec les malades au sein de l'association France Alzheimer qui informe les familles sur l'état des recherches et leur apporte un soutien matériel et moral.

Mme Denise Lallich, 74 ans, a contribué ces dernières années à l'accompagnement des malades et des familles et elle tire de son expérience vécue une réflexion éclairante sur la maladie d'Alzheimer(1). Elle répond à nos questions.

 

- A la base de votre réflexion, il y a cette cruelle interrogation, à propos de votre époux: jusqu'à quand pourra-t-il demeurer un homme ?

C'est la question que se pose chaque famille lorsqu'elle prend conscience de la gravité de cette maladie. Arrivée au terme du parcours, je sais que ces hommes et ces femmes malades, blessés dans leur être tout entier, ont quelque chose à nous donner et même à nous apprendre jusqu'à ce que la mort nous sépare, si nous savons les écouter, si nous pouvons arriver à les entendre, même quand ils "déparlent" et même quand ils ne parlent plus.

Le malade est immergé dans son éprouvé; il a perdu la représentation intellectuelle qui lui donnait prise et maîtrise sur la vie

 

- Quel regard portez-vous sur l'évolution de la maladie ?

J'ai tendance à me représenter ma tête comme une grande bibliothèque, qui s'est chargée de livres peu à peu. Au début de la maladie, le cerveau de mon mari imprimait de moins en moins, c'est-à-dire moins régulièrement et en faisant des erreurs. C'était la perte de la mémoire immédiate. Puis la recherche des volumes déjà imprimés est devenue de plus en plus difficile. Il est arrivé un moment où cette recherche est devenue désordonnée. Les connaissances se présentaient en désordre ou au mauvais moment, comme s'il y avait des ratés dans son système de fiches. Puis j'ai eu l'impression qu'il avait perdu son fichier...

 

- Ce qui frappe chez les malades, c'est la perte d'une pensée structurée, et l'expression désordonnée des affects et des sensations...

Par la pensée logique, chacun de nous classe, compare, ordonne et sort quelque chose de cohérent en s'appuyant sur sa mémoire. Chez les malades, les affects, les sensations, les perceptions ne sont plus monnayés par cette pensée ordonnatrice qui est la passerelle pour communiquer avec autrui. Le neurologue nous explique qu'ils perdent en premier la mémoire explicite - de ce qui est compris, enregistré, classé - mais qu'ils gardent la mémoire implicite - c'est à dire la mémoire de l'éprouvé, du ressenti, qui n'a pas été intellectualisé. Le malade est immergé dans son éprouvé; il a perdu la représentation intellectuelle qui lui donnait prise et maîtrise sur la vie.

 

- Face à cette perte de maîtrise, vous dites qu'il faut chercher des points d'appui dans l'agir, le ressenti, le toucher. Et vous insistez sur l'importance des rites familiaux, sociaux et religieux...

Les rites sont des jalons, des stimulations. Ils rythment le temps, comme Noël et Pâques, ce sont des moments de plaisir qui aident les malades à se re-situer dans leur identité. Une dame dont la mère est très agitée me disait : "le seul moyen de la faire tenir tranquille, c'est de lui mettre un chapelet dans les mains et elle le récite avec dévotion sinon avec exactitude." Pour ma part, j'ai dû renoncer à emmener mon mari à la messe parce qu'au lieu de chanter les cantiques, il les sifflait avec beaucoup d'enthousiasme. Un ami, religieux salésien, est venu assez souvent célébrer l'eucharistie chez nous, alors que mon mari était aphasique et grabataire. Systématiquement, je l'amenais sur son relax pour qu'il assiste à la messe avec nous. Il somnolait puis régulièrement, au moment de la consécration, il ouvrait les yeux avec un regard "intelligent", jusqu'au moment où nous allions lui donner un signe de paix et il se rendormait tranquillement. Certains aumôniers m'ont dit que quand ils visitaient des malades, ils leur proposaient de prier avec eux et souvent ces derniers retrouvaient les paroles de la prière et les répétaient avec l'air d'être très heureux. Dans de telles circonstances, ils peuvent être troublés par leur incapacité à participer. Ils vont peut-être pleurer. Mais l'émotion c'est encore de la vie. Ne les transformons pas en momies.

 

- Comme épouse d'un malade, vous avez été sensible à la dimension spirituelle de la relation qui s'établit...

Qui n'a entendu ce fils : "Ce n'est plus mon père". Ce médecin : "Il faut placer votre mari, il va devenir comme une bête". Et cette question plus ou moins clairement énoncée : "A-t-il, a-t-elle encore quelque chose d'humain ?" Nous emprisonnons cet homme, cette femme dans une image dont il n'a plus le droit de sortir, et c'est cette image que nous aimons. Mais il, elle, a une autre réalité que notre imaginaire, dans sa toute puissance, ne peut pas saisir entièrement. Le malade ne se réduit pas à ce que nous observons. Nous ne saurons jamais où est la limite, aussi devons-nous passer du savoir tout-puissant à la confiance; c'est ainsi que nous lui gardons une dignité d'homme, et sa place parmi nous.

 

- Vous posez la question vous-même : En face d'un corps déserté par la conscience, que reste-t-il ?

Face à une personne qui ne peut plus témoigner elle-même par sa parole, c'est aux autres de témoigner. Ils deviennent les garants de cette personne-là. Nous qui l'avons aimé devenons plus particulièrement ses garants. Quand le malade ne peut plus assurer lui-même sa dignité, c'est notre regard qui la lui restitue.

Nous devons admettre que l'être aimé s'éloigne de l'image que nous avions de lui.

 

- Cette dignité partagée est un long cheminement ?

Le malade a besoin que nous nous tenions debout. Nous pouvons être tenté par le déni ou l'angoisse et, les jours passant, par l'héroïsme et le stoïcisme, ou la résignation de la victime. Puis nous nous apercevons que nous pouvons rester nous-même en gardant une distance qui n'est pas un manque d'amour puisqu'elle nous permet de vivre avec le malade, sans vivre à sa place. Et il a tellement besoin de nous, de notre équilibre, de notre créativité, de notre vitalité !

Le malade d'Alzheimer, même s'il est encore jeune, a le sentiment d'une perte de capacité et même d'identité. Cela induit des pensées mortifères, qu'il exprime souvent au début de sa maladie. Nous devons l'aider à retrouver la cohérence de sa vie, en jetant un regard nouveau sur le passé pour raccorder les morceaux entre eux, se souvenir des bonheurs et lutter contre les regrets. A nous de le réconcilier avec lui-même en manifestant notre conscience de la richesse de sa vie, en le renvoyant à un passé positif. Il faut vivre avec le malade dans la vérité. Si on le respecte, il faut lui parler, même si nous ne savons pas ce qu'il entendra et comment il l'entendra.

 

- Vous avez vécu cette vie nouvelle avec votre époux dans un certain "esprit de dépouillement". Pouvez-vous préciser ?

Il faut arriver à lâcher prise et à se faire aider, à faire confiance à d'autres. Il y a un certain parallélisme entre le chemin du malade et le nôtre : il perd peu à peu son emprise sur les êtres et les choses, sa capacité de comprendre une situation, de la dominer. Nous devons admettre ce tournant pris par notre vie, que nous n'avons pas choisi, et que l'être aimé s'éloigne de l'image que nous avions de lui. C'est une école d'humilité, si nous pouvons assumer ces pauvretés qu'il m'est arrivé de ressentir comme des humiliations...

 

- Comme chrétienne, vous avez pu méditer dans l'épreuve, avec le Seigneur...

Quand Jésus est venu habiter parmi les hommes, il est venu sous la forme d'un enfant démuni, sans pouvoir et sans parole. Le "dément", peu à peu privé de parole, rejoint ce mystère. Il n'est plus rien, puisque certains se demandent même si c'est encore un homme. C'est bien une forme de crucifiement. Et nous, nous sommes au pied de la Croix.

 

- Avec notre souffrance...

Si le grain ne meurt, il ne porte pas de fruit (Jn 12, 24). La souffrance est l'événement que nous rencontrons, aussi bien que le coup de foudre amoureux. Cet événement est un chevalier masqué. Emmanuel Mounier écrit : L'événement est notre maître intérieur. Nous ne savons pas quel chemin il va nous permettre de découvrir. En disant cela, je n'oublie pas les jours ou les années de douleur qui aveugle, d'angoisse qui terrifie. Mais peu à peu, on peut découvrir l'abandon-confiance dans un chemin qu'on n'a pas choisi. Et l'on trouve une certaine paix, qui se répercute sur celui que nous avons en charge. Garder l'espérance à ce moment-là, c'est marcher dans la nuit, auprès de celui qui nous est confié. C'est montrer qu'il ne se réduit pas à sa santé, à son intellect mais que son être est autre que son paraître et ses avoirs qui le quittent peu à peu.

Recueilli par Denis Solignac

 


(1) Mme Lallich a notamment rédigé pour l'association France Alzheimer (21 bd Montmartre, 75002 Paris. Tél. : 01.42.97.52.41) un texte intitulé "Mémoire et spiritualité".

FRANCE CATHOLIQUEN° 2657 DU 11 SEPTEMBRE 1998

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