Science
et Foi Que dit la foi chrétienne ? Par Philippe Quentin (Professeur de Physique théorique, Université Bordeaux I) |
La création d'Adam par Michel-Ange |
Pour la Bible aussi, le cosmos a une histoire. Ceci est tout à fait apparent dans le premier des deux récits dits de Création du livre de la Genèse (1). On y rapporte que le cosmos n’est pas apparu tout armé d’un seul geste mais résulte d’un processus ordonné. On y compte des jours où l’univers se met en place. Premier jour : séparation de la lumière et des ténèbres ; deuxième jour : séparation des eaux du haut et de celles du bas par le firmament ; troisième jour : séparation de la mer et de la terre qui porte les plantes ; quatrième jour : création des “luminaires” dans le firmament ; cinquième jour : création du règne animal…
Le sixième jour, le décor est planté. Dieu couronne son œuvre en créant l’homme à son image et à sa ressemblance. Homme et femme, Il les crée.
Le second récit est plus ancien (2). Là aussi, il y a une succession d’actes de “création” par étapes.
Dieu a commencé par le ciel et la terre. Dieu crée alors l’homme mâle. Puis la végétation apparaît. Dieu crée ensuite la femme. Et finalement le règne animal fait son entrée.
Il y a deux récits de la création dans la Bible
Notons tout de suite ce fait évident mais lourd de conséquences. Il y a deux récits. Ils divergent sur la séquence des événements. Et ceci ne touche pas à un point de détail puisqu’il s’agit de l’apparition de ceux qui sont au sommet de toute la Création, l’homme et la femme. Or un livre de la Bible n’est pas une juxtaposition de textes. Il est certes composite mais avant tout composé. Donc, la mise en parallèle de deux textes incohérents sur le scénario indique à l’évidence que ce n’est pas là que réside la question à laquelle ces textes veulent fournir une réponse.
En revanche, les points de convergence sont signifiants. Il y a un processus de création et l’homme est à son sommet même si cela n’implique pas nécessairement qu’il soit au terme du processus de mise en place.
Une seconde remarque va préciser ce qui précède. Ces textes et ceux qui suivront dans le livre de la Genèse, empruntent de façon claire et répétée des éléments folkloriques de cultures qui environnent les auteurs bibliques. Mais leur agencement est mis au service d’une vision du monde totalement différente. Par exemple, au lieu de dieux concurrents édifiant le monde sur les ruines de leurs conflits, la Bible nous propose un Dieu unique accomplissant pas à pas un dessein, suivant un plan bien établi. Clairement, c’est à ce niveau-là qu’on a une chance de percevoir le but poursuivi par les auteurs et le compilateur. Ces textes, de même que les textes analogues babyloniens par exemple, n’ont pas pour but de nous décrire la genèse de l’univers physique, ni même celle de l’homme. Cette histoire naturelle sert d’arrière- plan à une histoire tout autre qui est d’ordre spirituel, en entendant par spirituel le lieu où on se pose les questions du bon, du beau ou du vrai. Le problème du mal, en fait, en est le ressort principal. Comme le résumera le livre de la Sagesse (1, 13-14) : « Dieu n’a pas fait la mort… Il a tout créé pour l’être. » Dieu est étranger au mal. Il est innocent du mal. Pour la Bible, l’histoire de l’univers est le cadre d’une histoire sainte, histoire d’un don total et définitif de Dieu, de refus répétés de l’homme, de reprises d’une Alliance toujours proposée, finalement d’un Salut acquis à jamais pour qui l’accueille.
S’il est vrai que les premiers chapitres du livre de la Genèse sont d’une importance capitale pour l’histoire du cosmos, ils ne sont pas pour autant les seuls qui traitent de la Création dans la Bible. De nombreux textes touchent à ce domaine : dans les Psaumes (3) ou dans les livres de Sagesse (4) ou enfin dans la seconde partie du livre d’Isaïe (5).
Le Big Bang va-t-il détrôner Dieu ?
Un passage du livre de la Sagesse (7, 26-27) mérite d’être cité ici : « [La Sagesse] est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu, une image de sa bonté. Bien qu’étant seule, elle peut tout, demeurant en elle-même, elle renouvelle l’univers. » On trouve là, en effet, comme un condensé de ce qu’à la suite de l’Ancien Testament, la prédication apostolique (6), les Pères de l’Église, la grande tradition théologique médiévale et l’enseignement constant de l’Église ont formulé :
- Dieu est le seul créateur ;
- Il a créé le monde par amour ;
- la Création ne se résume pas à l’origine de l’univers, elle est continue.
Ce dernier point qui touche au temps et donc à l’histoire de l’univers est essentiel pour notre propos ici. Comme saint Augustin l’a souligné, Dieu crée le temps. Il crée celui des origines, celui que je qualifie de temps présent et qui ne cesse de m’échapper, aussi bien que le futur. Son éternité consiste précisément à ne pas se situer dans le temps mais en quelque sorte à rassembler tous les temps. Il est donc complètement absurde de concevoir un avant ou un après de la Création, car sans Création il n’y a pas d’avant ou d’après, il n’y a pas de temps. Donc enfermer, comme au siècle dit des Lumières, Dieu dans le rôle de celui qui d’une pichenette lance les créatures et puis passe à autre chose est une aberration. De nos jours, ce même contresens fait prendre souvent le mot de création uniquement comme synonyme de début absolu. C’est ainsi qu’un “grand” hebdomadaire français n’hésitait pas à titrer il y a quelques années en substance, le big bang va-t-il détrôner Dieu ? Cela serait, ne nous le cachons pas, bien étonnant !
Au fil des siècles la philosophie et la théologie ont clarifié la nature du concept judéo-chrétien de Création. Elle est moins un commencement qu’un fondement. Elle est une dépendance dans l’être. Mis à part Dieu, tout ce qui est, n’est comme il est que parce que Dieu lui donne d’être. Dieu est la source de toute existence, de mon existence y compris. La Création instaure donc une dépendance radicale de tout ce qui est créé par rapport à son Créateur. Ce rapport subsiste du début de notre histoire jusqu’à maintenant et au-delà. C’est la Création continuée des scolastiques et de Descartes (7). Dieu est maintenant tout aussi créateur qu’il y a quinze milliards d’années environ.
Un dialogue détendu, respectueux et sérieux
Arrivés à ce point de notre réflexion, confrontons les deux discours. Tous deux nous parlent du cosmos, de l’apparition de l’homme et de sa place dans l’univers. Ils sont différents mais doivent-ils être semblables ? Les chrétiens ne peuvent pas faire l’impasse sur un minimum de réflexion par rapport à cette question, qui est une question notamment posée de façon répétitive par les incroyants. Une confrontation des approches est donc inévitable. Nous voudrions conclure en montrant que ce dialogue nécessaire présente trois caractéristiques.
Tout d’abord, il est détendu : notre foi nous donne confiance. Il se doit d’être respectueux des spécificités des deux domaines concernés. Ce respect est dû dans un sens comme dans l’autre. Enfin, il doit être sérieux. Il faut humblement reconnaître que ces sujets concernent des questions difficiles. Ceci impose à ceux qui sont appelés à s’y pencher de le faire avec prudence et en sachant que le plus souvent cela demande un travail soutenu.
« Ne craignez pas ! » Cette parole reflète une attitude de croyant. Pour notre sujet, elle s’applique en plein. En Dieu, il n’y a pas place pour une contradiction, nous l’avons rappelé en introduction. C’est une chose de buter sur la solution d’un problème et une autre d’affirmer qu’il est sans solution. Ce que nous révèle la Bible et que nous enseigne l’Église est parfois de l’ordre de l’inconnu. Comment cela s’est-il fait, comment cela va-t-il se faire ? On ne sait pas, mais pour autant, cela ne veut pas dire que ce n’est pas intelligible. Cela peut vouloir seulement dire que nous ne savons pas encore. Les scientifiques vivent bien avec des tas de questions ouvertes. C’est leur lot commun. En ce débat, le problème qu’engendre parfois notre peur de l’inconnu, va nous faire mettre Dieu à toutes les sauces. Il est comme un bouche-trou, l’explication automatique de chaque problème non résolu. Oui mais il arrive parfois qu’une explication purement naturelle s’impose. Alors on est obligé de faire machine arrière. Notre foi peut en souffrir et celle des autres également. La plupart du temps, ces situations arrivent parce qu’on n’a pas suffisamment mesuré ce que sont spécifiquement les discours de foi et les discours de sciences.
Attention au concordisme
Les deux langages ont en effet des vocabulaires et des grammaires différents. Leur style est aux antipodes. Quand l’un s’efforce à limiter au maximum les glissements de sens, le second se complaît dans les jeux de miroir du langage poétique. Dans les sciences, on feint d’affirmer des lois universelles, dont on n’est pas dupe d’ailleurs puisqu’on est prêt à en changer dès que possible. C’est le langage de la conjecture. Dans le langage révélé tout est dit, comme dans un “oui” d’amoureux qui a besoin de toute une vie pour qu’on essaye d’en faire le tour. C’est le langage de l’alliance.
Mais il y a plus : les questions elles-mêmes sont différentes. On l’a vu en ce qui concerne l’histoire du cosmos. Les deux se servent du temps. Pour l’un, c’est le paramètre d’une variation quantitative (8). Pour l’autre c’est l’espace de l’appel, du refus, du retour, bref du Salut.
Alors les deux discours se doivent le respect. Le concordisme (9) est une sorte de myopie issue d’une peur. La peur vient souvent de l’ignorance, dont la pire espèce est de croire savoir ce qu’on ne sait pas. L’enjeu est grave pour le croyant autant que pour son entourage. Saint Augustin par exemple écrivait : « Un chrétien parle sur des sujets de science ; il croit en parler selon nos Saintes Écritures ; et l’incroyant peut l’entendre divaguer à un point tel qu’en présence d’erreurs aussi énormes, cet incroyant ne peut s’empêcher de rire ; et le vrai mal n’est pas que quelqu’un soit moqué pour ses erreurs, mais que nos auteurs [sacrés]… soient blâmés et méprisés pour leur prétendue ignorance. »(10) Le fondamentalisme nord-américain opposant sur le plan descriptif le créationnisme, lecture au ras de la lettre de la Bible, aux approches du type Big Bang ou aux théories de l’évolution, est plus qu’une erreur intellectuelle c’est une faute. Une forme plus subtile d’erreurs analogues consiste à plaquer tel ou tel passage de l’histoire naturelle du cosmos sur tel ou tel passage de la Bible. La critique libre penseuse de l’époque moderne se gaussait de la création de la lumière préalable de trois jours à celle des luminaires. L’astrophysique contemporaine leur a joué le tour d’expliquer que l’énergie primordiale était d’abord majoritairement sous forme non-massique de rayonnement avant que le rapport ne s’inverse. Donc pour la physique, la lumière a bien précédé les étoiles. Faut-il alors construire une apologétique là-dessus ? Il faut résister à cette tentation, dans la mesure où pour une concordance mise en avant on se bouche les yeux sur des discordances majeures, comme par exemple dans le même récit l’apparition du règne végétal un jour avant celle des étoiles. La foi pas plus que la compréhension physique de l’univers n’ont rien à gagner à de tels rapprochements fortuits. Mutatis mutandis, la nécessité de ce respect vaut également pour la critique rationaliste. Récemment un numéro d’une excellente revue de vulgarisation scientifique française incluait un article parlant des miracles pour affirmer, à juste titre, qu’ils se définissaient en dehors des lois naturelles qui sont du domaine des sciences. Dans le même temps, il assignait aux sciences le rôle de prouver que les miracles n’étaient qu’un leurre. C’est évidemment incohérent.
Distinguer le laboratoire et l’oratoire
Les rapports des sciences et des religions sont pourtant un peu plus complexes que des rapports de bon voisinage, d’autant meilleurs que chacun reste chez soi. En effet la démarche scientifique dans sa partie la plus créative, celle de la conjecture, fait appel à bien plus qu’à la connaissance des phénomènes déjà observés et des théories imparfaites précédentes. Entrent alors en jeu des considérations esthétiques (simplicité, symétrie), politiques (supériorité du marxisme chez Lyssenko), philosophiques (concept de finalité en biologie), théologiques (refus du Big Bang pour certains, tels Hoyle, par refus du miracle). A priori, si on sait en mesurer l’impact sur le cours de la démarche qui va suivre, ce type de motivation de départ est absolument normal et même indispensable. Qu’on réfléchisse seulement à ce simple fait qu’il n’y a pas de raisons scientifiques pour se lancer dans l’étude de tel domaine plutôt que de tel autre. C’est une affaire de goût qui met en jeu toutes les dimensions de la personne. S’il importe de distinguer le laboratoire et l’oratoire pour parler comme Pasteur, on doit tenir compte du fait que c’est quand même la même personne qui y déploie deux facettes complémentaires de lui-même.
Aussi, l’étude intellectuelle des rapports entre foi et sciences, suppose beaucoup d’humilité et de circonspection. Ceci vaut singulièrement pour le sujet traité ici. Le croyant, pour sa part, ne s’y départit pas de l’attitude de l’enfant qui sait bien qu’il ne sait pas grand-chose et qui attend avec confiance et parfois un peu d’impatience d’en savoir enfin un peu plus. En tout cas, il n’y a rien dans l’histoire naturelle de l’univers qui sérieusement puisse remettre en cause dans son principe la foi chrétienne, même si demeurent de grandes zones d’ignorance de certaines modalités. Quoi qu’il en soit, une chose est en revanche toujours possible pour l’homme : la louange pour Dieu créateur du cosmos et créateur de l’homme faisant face au cosmos en quête de compréhension. Comme dit l’auteur du Livre de la Sagesse : « C’est Lui qui m’a donné la science vraie de ce qui est, qui m’a fait connaître la structure du monde et les propriétés des éléments, le début, la fin et le milieu des temps,… » (6, 17-18a). Par la prière, nous sommes placés en Dieu au cœur de la compréhension du cosmos, de son histoire naturelle et de l’histoire de son salut. Perchés sur les genoux de Dieu on voit plus loin, même si on ne voit pas encore tout.
Ce texte est issu du numéro
142 de la revue Il est Vivant!